L'art d'Eugène Carrière

L’art d’Eugène Carrière par Serge Lemoine
Au Musée Rodin, à Paris, parmi les chefs d’oeuvre du grand sculpteur, se trouvent toujours présentés avec eux, parmi eux, des tableaux d’Eugène Carrière. C’était la volonté de Rodin: non seulement un témoignage de leur longue relation et de leur amitié mais aussi comme une reconnaissance de la valeur artistique que le sculpteur conférait aux œuvres du peintre.
Le XXe siècle est passé et le nom de Carrière a été un peu oublié. Ses œuvres sont dans tous les musées, mais beaucoup ne sont plus exposées. L’artiste a pourtant eu un succès considérable de son temps, portraiturant toutes les personnalités, de Clémenceau à Verlaine en passant par Gustave Geffroy, ainsi qu’inlassablement sa famille, bénéficiant de commandes, jouissant d’une forte position sociale et d’idées généreuses qui lui ont permis de fonder un atelier mixte de peinture, l’Académie Carrière que Matisse, Derain, entre autres, ont fréquenté.
L’art d’Eugène Carrière a été reconnu et apprécié à son époque, celle où ont triomphé la peinture réaliste de Courbet et de Bastien-Lepage, celle dite académique représentée par Gérôme et Bouguereau en même temps que l’art impressionniste, Degas et les mouvements qui se sont succédé jusqu’au symbolisme. Eugène Carrière se trouve aux antipodes: un registre très étroit, intimiste, la représentation affectionnée de sa famille, des portraits, une série de paysages non reconnaissables, quelques natures mortes,
pour le principal. Rien de la fresque, pas d’Histoire, nulle épopée, aucun grandiose. Mais la figure et le sentiment comme obsession. Un style, toujours le même, une palette sans couleur, restreinte à la terre,usant du seul clair-obscur pour modeler les formes, qui deviendront toutes au fur et à mesure plus estompées. Au risque de l’abstraction. Une matière maigre, fluide, une facture rapide, largement brossée, qui élimine les détails, sans souci de la description. Des compositions sommaires, réduites à l’essentiel, enchaînant les figures tirées de la profondeur, loin de toute narration.
Tous ces contrepieds, tous ces paradoxes demandent que l’on s’interroge. C’est le sens de l’exposition présentée à la galerie Jocelyn Wolff, dont l’idée consiste à bien définir l’art et la manière d’Eugène Carrière pour comprendre son apport dans l’histoire de la peinture. On y verra mis en valeur son style fondé sur le clair-obscur et sa facture large et rapide, devenue en soi sa signature. L’exposition présentera un ensemble d’une cinquantaine tableaux peints à l’huile sur toile, ainsi que des dessins et des estampes, qui témoignent de l’originalité de son art, aujourd’hui redevenu tellement contemporain.